L'ICC et le RCIP se racontent

Peter Homulos : fondateur du Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP), 1972-1992

Episode Summary

Peter Homulos nous raconte comment il est passé de simple étudiant en géologie à directeur du Programme du répertoire national, le précurseur du Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP), avant même d’avoir 30 ans. Au départ, un des objectifs du programme était de tenir un registre des biens culturels du Canada. Mais bien vite, il a été question de créer un répertoire informatisé des collections qui faciliterait l’échange de renseignements et la recherche-développement sur la gestion de l’information, les normes de documentation des collections et les systèmes de gestion des collections. Il est difficile aujourd’hui d’expliquer à quel point c’était une initiative avant-gardiste, voire controversée.

Episode Transcription

Peter Homulos : Directeur, Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP), 1972-1992

Durée : 32:59

[Musique : « We Don’t Know How it Ends » de Lee Rosevere, tirée de son album Music for Podcasts 6. Style : minimalisme électronique]

Nathalie Nadeau Mijal (NNM) : Disons qu’il y a quelque chose que vous ne comprenez pas. Un mot qui ne vous dit rien, par exemple. Que faites-vous? Vous faites une recherche dans Google bien sûr. Mais disons qu’on est à la fin des années 1960 ou au début des années 1970 et que ce mot inconnu, c’est « informatique ».

Peter Homulos (PH) : Je me suis demandé : « Mais qu’est-ce que c’est que ça? » À mon retour chez moi, j’ai cherché le mot « informatique » dans mon encyclopédie, mais il n’y était pas.

Nathalie Nadeau Mijal (NNM) : Je m’appelle Nathalie Nadeau Mijal et voici L’ICC et le RCIP se racontent.

Nous recevons aujourd’hui Peter Homulos. Au cours de l’entrevue d’aujourd’hui, il va nous raconter comment il est passé de simple étudiant en géologie à Directeur du Programme du répertoire national avant même d’avoir 30 ans. Pour mettre les choses en contexte, précisons que le Programme du répertoire national était le précurseur du Réseau canadien d’information sur le patrimoine, ou RCIP. Au départ, un des objectifs du programme était de tenir un registre des biens culturels du Canada pour décourager les vols. Mais bien vite, il a été question de créer un répertoire informatisé des collections qui faciliterait l’échange de renseignements et la recherche-développement sur la gestion de l’information, les technologies de l’information et les normes connexes. C’est difficile aujourd’hui d’expliquer à quel point c’était une initiative avant-gardiste. Controversée, même. Écoutons maintenant Peter nous raconter son début de carrière unique. 

[La musique s’estompe]

PH : Quand je suis arrivé au RCIP, je pense que j’étais la deuxième personne à être engagée. La première, c’était un certain Michel de Tedesco, qui était chef des systèmes d’information pour les Musées nationaux du Canada. C’était lui qui m’avait recruté. Puis, moins de deux ans plus tard, Michel,  malheureusement, est décédé à seulement 33 ans. Il n’a donc pas été avec nous longtemps, et comme j’étais la seule autre personne là-bas, je me suis retrouvé dans le siège conducteur, si je puis dire. 

NNM : Quel était votre titre de poste, au départ?

PH : J’ai été engagé comme programmeur informatique. En fait, j’étais encore aux études. La première année, j’étudiais la géologie, et j’ai décroché un emploi qui consistait entre autres à cataloguer la collection minérale nationale du ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources. Puis, à ma deuxième année d’études à l’Université d’Ottawa, l’université a annoncé qu’elle ouvrait une école d’informatique, et je me suis demandé : « Mais qu’est-ce que c’est que ça? » À mon retour chez moi, j’ai cherché le mot « informatique » dans mon encyclopédie, mais il n’y était pas. Je me suis donc dit que si c’était si nouveau, je devrais peut-être m’inscrire. J’ai donc changé de programme, tout en continuant à cataloguer des minéraux pour le ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources en été. Quand les Musées nationaux ont annoncé qu’ils allaient créer un répertoire informatisé des collections, ça m’a attiré parce que ça combinait mon intérêt pour le catalogage des collections et mon intérêt pour l’informatique. C’est pour ça que j’ai décidé de quitter l’université quand on m’a offert le poste. 

NNM : Wow. Quelle histoire!

NNM : C’était vraiment avant-gardiste, ce genre de... J’adore le fait que vous avez regardé dans une encyclopédie et que, manifestement…

Le mot n’était même pas là! 

PH : Ça trahit mon âge!

NNM : Donc, vous étiez employé du RCIP? Ça ne s’appelait même pas comme ça à l’époque, n’est-ce pas?

PH : En fait, ça s’appelait au départ le « Programme du répertoire national ».

NNM : D’accord.

PH : La politique nationale sur les musées de 1970 a donné lieu à la création d’un certain nombre de programmes, comme l’ICC — l’Institut canadien de conservation, le Programme des expositions internationales, le Programme d’aide aux musées et le Programme du répertoire national. Peu de temps après le début de nos travaux, nous nous sommes aperçus qu’un répertoire, dans le contexte des musées, ça allait beaucoup plus loin que ce qui se faisait dans l’industrie : ça devait recenser la provenance des collections et des objets qu’elles contenaient, de même que les connaissances à leur sujet. C’est pour cette raison que de 1972 à 1976, je dirais, nous avons passé beaucoup de temps à réorienter le programme, qui a fini par devenir le Réseau canadien d’information sur le patrimoine. Réseau « canadien », ça va de soi. « D’information », parce que ça ne se limitait pas à des données brutes sur la nature et la provenance des objets. Et « sur le patrimoine », parce que nous trouvions qu’à certains égards, ça allait plus loin qu’un simple répertoire des collections. Ça portait plutôt sur les connaissances. Et nous essayions de bâtir un réseau, un réseau national qui permettrait de mettre en commun et de communiquer ces renseignements pour divers usages à l’échelle nationale. 

NNM : Vous avez dit qu’à vos débuts, vous étiez pas mal le seul employé?

PH : Oui. J’avais été engagé comme programmeur informatique.

NNM : À quel moment ça a commencé à prendre de l’ampleur? À quel moment d’autres personnes se sont-elles jointes à l’initiative, et comment ça s’est passé? 

PH : Très peu de temps après cela, nous avons commencé à avoir des discussions avec... Je me rappelle plus vraiment avec qui; peut-être avec les musées provinciaux. Et nous sommes arrivés à la conclusion que, pour mettre en commun l’information, il faudrait élaborer des normes en matière de données et d’information. Et comme la technologie coûtait extrêmement cher par rapport à aujourd’hui, l’idée de communiquer cette information sur un réseau... Ça arrivait aussi à un moment opportun, car le Canada venait de se doter d’un des premiers réseaux numériques au pays. Un des premiers au monde, en fait. Le Canada a donc abandonné ses vieux réseaux de télécommunications analogiques pour adopter un environnement numérique; et vu la nature du pays, le réseau a pu s’étendre d’un océan à l’autre. Ça nous a donc servi de base de travail que nous avons pu développer, parce que — comme je l’ai dit —, ça coûtait cher d’implanter la technologie partout au pays, mais ça l’était bien moins d’essayer de la partager sur un réseau. 

NNM : C’est très difficile — pour moi, en tout cas — d’imaginer cette époque, car c’était au début ou au milieu des années 1970. À quoi pouvait bien ressembler un réseau numérique à cette époque-là? Ce devait être bien différent de ce que nous avons en tête aujourd’hui, n’est-ce pas?

PH : Physiquement, ce n’était pas très différent des réseaux actuels. Ce qui a changé, c’est la vitesse, la vitesse des réseaux. Et au lieu d’utiliser un réseau analogique essentiellement basé sur la communication vocale, le Canada a commencé à utiliser certains moyens techniques, comme la commutation par paquets et d’autres choses du genre, qui permettaient de faire circuler beaucoup plus d’information que les vieux réseaux analogiques. Le Canada se trouvait alors dans une situation unique, car l’utilisation de l’informatique pour recenser les collections et l’information dans les musées, ça commençait tout juste à apparaître dans différents pays du monde. Il y avait un groupe aux États-Unis qui s’appelait le Museum Databank Coordinating Committee et auquel nous nous sommes joints. Il y avait aussi un groupe au Royaume-Uni qui s’appelait le MDA, pour « Museum Data Association » ou quelque chose du genre. Ça faisait partie de l’association des musées du Royaume-Uni. Les Français faisaient beaucoup de travail concernant leurs musées. Il y a eu beaucoup d’échanges entre les pays à propos de la bonne stratégie à adopter, et je pense qu’à l’époque, la plupart des pays trouvaient que notre idée de développer un réseau était complètement folle. Il faut dire qu’à l’époque, l’utilisation envisagée pour la technologie était très orientée sur les tâches par lots, comme la production d’imprimés destinés à remplacer les catalogues sur fiches et les fiches signalétiques, notamment. 

NNM: Donc, vous avez commencé ou avez été recruté comme programmeur informatique, puis vous avez occupé différents postes, dont le dernier ou l’un des derniers était celui de directeur général?

PH : J’ai accédé directement à ce poste quand j’étais dans la vingtaine.

NNM : Le poste de directeur général? Vraiment?

PH : En fait, le titre du poste était différent, à l’époque, car le rôle consistait à chapeauter le service d’informatique interne des Musées nationaux. Je pense que mon titre était « chef des systèmes d’information » ou quelque chose du genre. Ensuite, une ou deux années plus tard, c’est devenu « directeur du Programme du répertoire national », puis « directeur du RCIP », et enfin, même si le travail restait le même, c’est devenu « directeur général du RCIP ». 

NNM : Vous avez donc vraiment eu pour rôle de bâtir le RCIP de sa création jusqu’à sa forme actuelle.

PH : Essentiellement, oui.

NNM : Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet?

PH : Eh bien, c’était à la fois intéressant et difficile, car chaque intervenant possédait sa propre vision du travail à accomplir et de la façon de s’y prendre. Nous avons donc créé un comité consultatif national constitué de six à huit représentants de différents musées au pays. Ce comité avait précisément comme mandat de nous fournir des conseils et des orientations sur la mise en œuvre du programme, qui, comme je l’ai dit, s’appelait initialement le « Programme du répertoire national ». Et les opinions variaient énormément : certains pensaient que le répertoire devrait simplement indiquer un numéro, un nom et un lieu, alors que d’autres croyaient qu’il devrait permettre de consigner de l’information sur l’importance des objets dans une collection parce qu’ils ne faisaient pas de travail d’autodocumentation. Et aux yeux de plusieurs personnes, la façon dont nous avons consigné cette information et essayé de normaliser certains termes connexes est devenue un aspect important, voire le principal aspect à considérer pour créer un réseau qui permettrait de transmettre, à l’échelle nationale, de l’information sur les objets patrimoniaux ou muséaux et sur le patrimoine en général. 

NNM : Vous avez donc dû bâtir une équipe, aussi; toute une équipe, je suppose. Pouvez-vous nous parler un peu de cela? Comment ça s’est passé? Quel genre d’expérience recherchiez-vous chez les candidats pour quelque chose d’aussi nouveau?

PH : Au début, nous pensions que c’était un problème d’informatique, comme la plupart des personnes du milieu des technologies. Mais très vite, au cours des réunions, lors de nos discussions avec des restaurateurs, des gestionnaires de collection et des archivistes ainsi qu’avec d’autres programmeurs informatiques, nous avons constaté que, bien souvent, nous ne parlions pas le même langage. Nous avons donc commencé à communiquer avec des programmes d’études muséales et été chercher des gens provenant du domaine de la muséologie. C’est ainsi que nous avons créé notre groupe de services aux musées. Ensuite, nous avons tenté de jumeler ces personnes avec nos experts en technologies lors de nos discussions avec les musées. Nous avons aussi essayé de mieux faire comprendre les choses à l’interne pour livrer un message plus cohérent lors de nos discussions avec les différents musées du pays.

NNM : À quelles difficultés avez-vous été confrontés? Je veux dire, on n’a qu’à penser à l’aspect technologique : il y a eu beaucoup de progrès depuis l’apparition de la technologie. Quel en a été l’impact sur votre travail, ou de quelle façon cela a-t-il contribué à votre travail?

PH : Nous n’étions probablement pas conscients que la technologie à notre disposition n’était pas suffisante. Nos disques durs, par exemple, avaient la taille d’une machine à laver et une capacité de 25 mégaoctets. Voilà le genre de contraintes qui se présentaient à nous. Nous avons dû créer notre propre système d’exploitation pour notre première tâche d’entrée de données. Nous avons donc engagé quelques programmeurs et d’autres commis à l’entrée de données. Au départ, nous avions des dossiers photocopiés que nous avaient envoyés les quatre musées nationaux, et nous entrions ces données dans nos systèmes en ligne. Mais pour créer ces systèmes, nous avions dû créer notre propre système d’exploitation et faire souvent des impressions différées sur bobine à cause de nos moyens limités. Je pense que nous avions deux disques durs, pour une capacité totale d’hébergement en ligne de 50 mégaoctets.

NNM : [Rire] L’environnement de bureau devrait être très différent aussi, n’est-ce pas? Vu la taille des ordinateurs et tout ça...

PH : C’est vrai. Le plancher était surélevé, et c’était l’époque des ordinateurs centraux.

NNM : Était-ce excitant de créer tous ces nouveaux systèmes d’exploitation?

PH : Absolument, surtout que l’informatique était un domaine tout à fait nouveau. C’était un nouveau projet, qui intéressait non seulement les musées du Canada, mais aussi de partout dans le monde. Nous avions donc d’interminables discussions de jour comme de soir sur plusieurs questions : comment les ordinateurs devraient-ils être utilisés dans les musées? Quelle devrait être la portée de cette utilisation? Faudrait-il utiliser des réseaux en ligne, ou...? Je dois dire que, selon un courant de pensée, il fallait que toute l’information pertinente à propos d’un objet muséal puisse entrer sur une carte perforée de 80 colonnes que l’on conserverait et à partir de laquelle on produirait un imprimé une fois par année; et ce serait cet imprimé qui remplacerait la fiche de catalogue, la fiche signalétique. 

NNM : Que pensiez-vous de ces diverses...

PH : C’était absolument palpitant. C’était stimulant. Nous étions en territoire inconnu. Nous avions constamment des débats. Il y avait plein de gens qui trouvaient que la technologie n’avait pas sa place dans les musées. Et il y avait à l’époque un chroniqueur du nom de Charlie Lynch. 

PH : Dans une chronique, Charles Lynch faisait un parallèle entre le fait d’utiliser la technologie dans les musées pour répertorier les collections, et des moines qui utiliseraient des photocopieurs pour créer des manuscrits illustrés. 

NNM : [Rire] Ça touchait une corde sensible!

PH : Oh oui, oh oui. C’est comme ça chaque fois qu’on propose quelque chose de nouveau. Et personne n’était convaincu que l’informatique avait beaucoup d’avenir. Vous savez, les gens disaient : « À part à conserver des recettes, à quoi pourrait bien servir un ordinateur personnel? » 

NNM: Comment avez-vous convaincu les gens de la nécessité d’utiliser la technologie dans le milieu du patrimoine? Comment avez-vous réussi à les faire adhérer à cette idée? 

PH : La difficulté au Canada... Enfin, il y avait une communauté internationale de personnes, et elle s’est réunie ici, en Amérique du Nord. Et nous avons eu beaucoup de discussions avec les États-Unis et le Mexique pour partager nos réflexions et nos idées. Nous n’étions pas seuls. Et comme je l’ai dit, nous nous sommes tous regroupés au sein du CIDOC, le Comité international de l’ICOM pour la documentation. Nous faisions donc partie d’un groupe d’intervenants aux vues similaires qui servait de forum de discussion. À l’échelle locale — ou nationale, ici au Canada —, de 1973 à 1976, il y avait un vif débat à propos de ce que nous devrions faire et de la manière de procéder, car nous étions alors en période de transition entre le Programme du répertoire national et le RCIP. Cette transition a nécessité beaucoup d’efforts supplémentaires, car il était question d’un volume d’information beaucoup plus grand, d’une base de collections bien plus vaste et d’un plus grand nombre de musées. C’est surtout à la table du conseil d’administration des Musées nationaux que nous avons débattu de ces questions.

NNM : Le réseau ne se limitait donc pas au réseau canadien. Il était international, avec de véritables contributions, ou…

PH : Non, le réseau n’était pas international. Il l’est devenu à un certain moment des années 1980, quand l’ICC, le RCIP, le Getty Conservation Institute — ou GCI — et le service de conservation du Smithsonian ont entrepris un projet de collaboration internationale portant sur l’information en matière de conservation. Ça a d’ailleurs été en quelque sorte le projet charnière qui a transformé le RCIP en organisme de service spécial. 

NNM: Je vois. Oh! Intéressant! Oui! Et vous participiez encore à tout ça?

PH : Oui, oui.

NNM: Alors, qu’est-ce que ça a changé pour le RCIP? Est-ce que l’orientation des projets a changé, ou...

PH : Non, l’orientation du programme n’a jamais changé. Vers 1973 à 1975, nous savions qu’il n’était pas seulement question d’information sur les collections et qu’il y avait aussi une composante d’information sur le patrimoine rattachée à cela. Et la base a commencé à s’élargir quand l’ICC, le GCI [Getty Conservation Institute] et le Smithsonian se sont mis à travailler ensemble pour ajouter les résumés de l’ICOM-CC et d’autres éléments. Cela a ensuite engendré des demandes d’accès à notre réseau provenant de l’étranger. Mais comment justifier un tel accès puisque, comme vous le savez, nous étions financés par les contribuables canadiens? Nous avons donc décidé d’autoriser les demandes d’accès de l’étranger, mais moyennant des frais, car, pour offrir un tel service, nous avions besoin de revenus afin d’améliorer nos capacités technologiques. Alain Gourd, qui était sous-ministre... Le ministère des Communications était alors devenu notre ministère d’attache, comme c’était le cas pour l’ICC et les autres programmes nationaux. Alain, qui était sous-ministre des Communications à l’époque, s’est adressé en notre nom au Conseil du Trésor. Il a dit : « Il faudrait qu’ils deviennent un organisme de service spécial parce que ça leur permettrait de facturer leurs services et d’utiliser ces revenus pour payer leur offre de services supplémentaire. » C’est comme ça qu’on a essentiellement rendu cette information accessible aux musées canadiens sans qu’il y ait des coûts supplémentaires pour les contribuables. 

NNM : Une chose vraiment intéressante du RCIP en tant qu’organisation, c’est d’ailleurs la façon dont il a continué d’évoluer. Et j’avais un peu l’impression que, dans les années 1990, un gros changement s’était produit avec les musées virtuels, mais je suis alors tombée sur un article que vous aviez écrit. Il datait de 1978, je crois. Vous aviez écrit ceci : « Même si les progrès que nous avons réalisés jusqu’ici sont très encourageants, nous en sommes venus à la conclusion qu’il fallait réorienter les priorités et la philosophie du programme. » Donc, très tôt, vous aviez reconnu ce besoin de continuer à évoluer. 

PH : Oui. Quelque part entre le début et le milieu des années 1980, nous avons créé un projet sur cédérom pour le CIDOC [Comité international de l’ICOM pour la documentation]. C’était un support tout à fait nouveau, à l’époque. Ce projet du RCIP regroupait de vieilles bandes mères provenant d’environ 23 musées de divers pays, de même qu’une base de données sur cédérom. Nous avons donc commencé très tôt à réfléchir en termes de multimédia. C’est à ce moment-là que nous avons créé le... Nous avions une sorte de petit centre d’évaluation de la technologie, qui avait pour mandat de mettre à l’essai des technologies non éprouvées afin de voir si elles avaient une utilité pour les musées.

NNM: Impressionnant. Encore une fois, il faut se rappeler à quel point la technologie était différente d’aujourd’hui. Alors, réussir à développer des choses comme celles-là, c’est tout simplement formidable. 

PH : Mais c’était une autre époque, une période pleine d’optimisme où les gens étaient… Je veux dire, la politique nationale sur les musées a essentiellement vu le jour en 1967, l’année du centenaire, et un grand vent d’optimisme soufflait sur le pays, et ces idées et programmes étaient pleins d’optimisme aussi. Ça nous a permis d’établir des approches et des stratégies fondées sur des technologies qui n’étaient pas encore tout à fait au point. Car, vers le milieu des années 1970, nous avions compris qu’une grosse partie du problème était liée aux normes et à la terminologie. Nous avons d’ailleurs réalisé beaucoup de travail d’analyse linguistique, et je dirais, avec le recul, qu’une partie de ce travail était annonciateur de ce qui se passe actuellement sur le Web. Nous développions des bases de données qui contenaient des champs, et chaque champ avait une étiquette, et bien sûr, l’étiquette d’un champ fournissait du contexte pour les données qui suivaient. Donc, si un champ contenait le mot « matériaux », il était nécessairement suivi d’une liste de matériaux. Nous avions commencé à faire ça parce que le catalogage des objets muséaux et les recherches connexes avaient été réalisées en langage naturel, et la seule tentative de catégorisation qui avait été faite avait porté sur un nombre très restreint de domaines, comme les matériaux, l’utilisation, etc. Il y avait certaines initiatives comme Murdock et l’Outline of Cultural Materials, et aussi les travaux de Bob Chenal pour Nomenclature, entre autres. Nous nous sommes mis à examiner la collection de mots extraite des données qui avaient été saisies dans les champs que nous avions définis grâce au travail de comités nationaux dans différentes disciplines. Et nous nous sommes aperçus que, si nous recueillions environ trois millions de mots de façon aléatoire, nous aurions alors presque tous les mots uniques qui pourraient exister. Ainsi, pour créer des dictionnaires de données et des normes terminologiques, nous nous sommes simplement dit au départ : « Allons-y : recueillons des mots, et analysons-les et traitons-les après coup pour essayer de trouver des éléments communs. » Car il n’y avait absolument pas de consensus — et ça se comprend — pour ce qui est de savoir si les collections devaient être organisées en fonction d’une facette de ce qu’elles sont, comme leur fonction, leur utilisation, leur matériau, et cetera. C’est pourquoi l’un des rôles fondamentaux du programme était d’élaborer des normes sur les données et l’information.

NNM : Comment expliqueriez-vous l’importance d’effectuer un tel catalogage à quelqu’un qui n’a pas de connaissances à propos des données et des collections, ou, du moins, qui ne maîtrise pas ces concepts aussi bien que vous?

PH : On ne sait pas trop comment les collections et l’information à leur sujet seront utilisées par le personnel du musée — comme les conservateurs, les chercheurs, les pédagogues, les restaurateurs... On ne sait pas trop comment ils utiliseront ça, car c’est la raison pour laquelle ils effectuent les recherches. Donc, ce qu’on essaie de faire, c’est de soutenir une activité qui pourrait bifurquer à tout moment vers une nouvelle direction. Si on tente de restreindre ça — par exemple, si on crée un répertoire qui se limite au numéro, à l’emplacement et au nom de l’objet —, l’information n’appuiera pas les nombreuses utilisations voulues de la collection. Ce sera peut-être utile du point de vue de la gestion matérielle industrielle, mais pas pour soutenir l’information et les connaissances sur le patrimoine. 

NNM : En effet, on peut bien consulter une liste d’objets sans que ça nous apprenne quoi que ce soit à leur sujet.

PH : Oui, et l’importance des collections repose essentiellement sur ce que l’on sait à leur sujet. Il ne suffit pas de savoir qu’un objet existe et de connaître son emplacement. C’était donc un aspect important de nos discussions initiales. On se demandait si ce qu’il nous fallait, c’était la liste des objets d’un musée et leur emplacement, ou si nous devions ratisser plus large et développer une base de connaissances sur les collections. 

NNM : Il y a une question que j’aimerais vous poser. Le Programme du répertoire national a été créé par le gouvernement fédéral, mais la clientèle, c’était les musées. Alors dites-moi, comment les musées ont-ils réagi à l’existence de ce programme? 

PH : Il y a eu toutes sortes de réactions. Certaines personnes trouvaient qu’informatiser les renseignements sur les collections des musées représenterait une menace pour les collections. L’argument, c’était que si on indiquait l’emplacement de chaque objet... Je ne me rappelle plus qui c’était au juste, mais je me rappelle que lors d’une réunion quelque part, alors que nous débattions de cette question, quelqu’un a dit : “Vous savez, si on consignait l’existence de toutes les pièces d’or dans notre collection, tout le monde saurait où elles se trouvent, et on se ferait cambrioler.” Quelqu’un d’autre a alors rétorqué “Si une personne s’intéresse aux objets de votre collection, vous devez leur montrer exactement où ils se trouvent.” Il y avait donc plusieurs points de vue différents qui s’affrontaient.

NNM : Ça a dû être difficile, de devoir gérer ça en plus. De devoir trouver un terrain d’entente au sein de la communauté. N’est-ce pas?

PH : Ce n’est pas que les gens étaient réfractaires à l’idée. C’est plutôt que nous étions en territoire inconnu. Les ordinateurs étaient quelque chose d’inconnu. Bien des gens ne savaient pas en quoi consistait le programme et n’avaient aucun point de référence. Les musées faisaient de la conservation depuis très longtemps, alors les gens comprenaient la fonction et l’utilité de cette activité. Mais ils ne savaient pas à quoi cela pourrait bien servir d’utiliser l’informatique ou de la technologie dans les musées. Ils ne savaient pas si ça aurait un effet positif ou si ce serait du pur gaspillage d’argent. 

NNM : Avec le recul, comment décririez-vous l’impact sur les musées qu’a eu la technologie qui a été partagée avec eux par l’intermédiaire du RCIP?

PH : À mes yeux, l’élément central, ça n’a jamais été la technologie en soi. La technologie servait d’outil, mais l’essentiel, c’était plutôt la gestion de l’information dans les musées, et j’espère que ce sera ça, notre legs durable. Sur le plan technologique, je pense depuis toujours — depuis 1975, en fait — que, lorsque la technologie devient abordable pour un musée, le musée doit alors recommencer à s’occuper de la gestion des données. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut ou qu’on devrait effectuer sur un réseau national. C’est pour cette raison que, les premières années, nous avons choisi de conserver des bases de données individuelles pour chaque musée et que nous avons ensuite extrait de chacune un sous-ensemble d’information que nous avons versé dans deux bases de données nationales : une pour les sciences naturelles, et une autre pour tout le reste. L’idée était la suivante : lorsque les musées en auraient les moyens ou lorsqu’ils auraient accès à la technologie matérielle et logicielle qui leur permettrait de créer des systèmes internes, ces bases de données pourraient leur être transférées telles quelles, et ils pourraient ensuite continuer de les développer et d’en communiquer le contenu au reste du pays. Ça a toujours été notre intention. Nous voulions utiliser la technologie pour des raisons d’économie d’échelle et de commodité, pas parce qu’il était dans notre philosophie de croire que la gestion de l’information sur le patrimoine devait être centralisée.

NNM : Y a-t-il autre chose que vous aimeriez soulever? Y a-t-il un sujet que nous n’avons pas abordé jusqu’ici, mais dont vous vous attendiez à parler?

PH : Il y avait deux personnes qui, à mon avis, étaient très importantes pour les deux... En fait, pas seulement pour les deux, mais pour les programmes nationaux à l’époque : Jennifer McQueen et Bob Nichols. 

NNM : Nous avons entendu parler de Jennifer par l’entremise de Brian Arthur. Oh oui, parlez-nous d’eux, ça nous intéresse.

PH : Jennifer et Bob étaient des personnes formidables et de très ardents défenseurs du travail que les programmes nationaux effectuaient au sein de la communauté des musées du Canada. Je me rappelle avoir dîné avec Bob et avec une personne dont j’ai oublié le titre, mais qui était chef des musées nationaux en Écosse ou quelque chose du genre. Il y avait beaucoup de monde qui venait voir le travail réalisé à l’ICC, au RCIP et ailleurs, et Bob a demandé à ce gars-là : « Dites-moi, pourquoi recevons-nous autant de visiteurs internationaux? » Il a répondu : « Les collections de musées ne sont que des collections de musées, mais ce que fait le Canada grâce aux programmes nationaux, c’est novateur et nouveau. Voilà pourquoi. » C’était donc grâce au soutien de personnes comme Jennifer, Bob et aussi Ian Christy Clark — qui était secrétaire général à ce moment-là — que nous avons fait la transition du Programme du répertoire national au RCIP. Ian était secrétaire général des Musées nationaux avant de devenir ambassadeur du Canada à l’UNESCO et président du Programme des biens culturels mobiliers. Et, je me rappelle, nous avons trouvé le nom du RCIP à Minneapolis. Il faut dire qu’au moment de la transition, nous ne savions pas trop comment nous allions trouver les fonds nécessaires pour obtenir la technologie qui nous permettrait d’appuyer cette nouvelle vision. Et Control Data, l’une des plus grandes entreprises informatiques de l’époque, avait développé le système PARIS, pour « Pictorial and Artifact Retrieval Information System ». Ce système avait été conçu pour un pays européen, mais la vente n’avait finalement jamais eu lieu. L’entreprise s’est donc tournée vers nous et nous a fait une offre très alléchante qui nous a convaincus de l’adopter. Bob, Ian et moi-même, nous avons donc participé à une réunion avec le fondateur de Control Data à Minneapolis, et je me rappelle que nous avions eu une discussion animée. Ian voulait appeler ça le « Canadian Heritage Information Program », ou « Programme d’information sur le patrimoine canadien ». Mais moi, je tenais à ce que ce soit le Réseau canadien d’information sur le patrimoine, car je trouvais que la notion de réseau était un aspect important, et j’ai fait remarquer à Ian que le sigle anglais de l’appellation qu’il proposait — CHIP — serait identique à celui d’un programme qui encourageait les Canadiens à isoler leur résidence avec de la mousse isolante d’urée-formol. Ce nom a donc été rapidement mis de côté. 

NNM : [Rire] C’est comme ça que votre proposition l’a emporté! Nous aurions pu en parler. Comme c’est intéressant. 

PH : C’était une occasion formidable. Ça m’a convaincu de lâcher l’université. [Rire] 

[Musique : “Here’s Where Things Get Interesting” de Lee Rosevere, de l’album Music for Podcasts 6. Style : minimalisme électronique]

NNM : 

« L’ICC et le RCIP se racontent » est une production de l’Institut canadien de conservation, Ministère du Patrimoine canadien

Notre musique a été composée par Lee Rosevere.

Voix hors-champ par Mike Tobin.

Aide à la production par Pop Up Podcasting.

Qui devrions-nous interviewer dans le cadre de cette baladodiffusion? Trouvez-nous sur Facebook à l’Institut canadien de conservation et dites-le-nous.

Dans le prochain balado : 

« Je me souviens, on m’a envoyé avec Jane Holland, on nous a envoyé à un musée à Miramichi. Nous étions toutes les deux restauratrices de textile et finalement c`était le musée des scies à chaîne! » [Rire]

FIN :